Exposition

Dictionnaire — Yona Friedman

Du 04 avr au 03 mai 2015 Cneai=

"Quand je dis un mot je ne sais pas ce que l’autre comprend. Quand je montre une image on comprend la même chose." Il y a trente ans, Yona Friedman commence un dictionnaire par le dessin. Sur l’invitation du Cneai, il réactive ce projet, resté inachevé jusqu’alors.

Avec  Yona Friedman

Sur une table géante reprenant le fonctionnement d’une page de dictionnaire les termes-clés de l’œuvre de Yona Friedman sont traduits en maquettes, livres et films de l’artiste. Cette exposition à l’horizontale propose un parcours dans l’œuvre de Yona Friedman, sur le principe de la circulation des savoirs. Sur la table, un mot lié à d’autres, illustrés par Yona Friedman forment un idée. Par exemple « communiquer » est lié à « parler », « oreille », « pouvoir », « facile ». L’interaction entre les mots, les pictogrammes, les maquettes et les éditions créée un système de pensée et d’action.


La langue de Yona Friedman est une langue attentionnée qui décrit une pensée systémique par des mots simples, réinventés et affranchis de l’opacité imposée par les experts. C’est sans doute pourquoi la lutte contre les influences des chefs et des spécialistes, qu’ils soient architectes, hommes politiques ou mathématiciens passe aussi par un langage « improvisé ». Chaque mot compte double dans la pensée de Yona Friedman : il émancipe et transmet. Trop simples pour être honnêtes (conformes), des concepts comme « Pauvreté », « Échange », « Groupe », « Improvisation », sont réinitialisés dans un nouveau système de valeur et associés à des dessins pour réanimer le langage là où les experts en communication le subvertissent.

Yona Friedman expérimente un art de la syntaxe minimale, une émancipation de la parole : un langage-structure à l’égal de la « Ville spatiale » qui laisse libre l’utilisateur. Les mots, comme chaque outil de l’existence, sont ouverts à la pratique de l’interprétation originale puisque le droit de comprendre est ajouté aux droits humains. La langue signifie comme discours mais aussi comme système, ce qui permet au locuteur de se la réapproprier. La force du langage de Yona Friedman semble venir d’une conviction : une expérience originale et non idéologique de l’interlocuteur peut toujours advenir.

« Votre public est un public qui fait quelque chose de ce qu’il voit » : nous recevions ici le plus beau compliment que l’on puisse faire à des fanatiques de l’individuation ; de ceux qui voient dans chaque visiteur un artiste en puissance. (…) De cette méfiance vis-à-vis de la langue, au mieux opaque quand elle est l’outil de spécialistes au pire autoritaire et dans tous les cas limitée à l’usage d’un pays, sont nées les « Bandes-dessinées », nommées aussi par l’artiste « Manuels » ou très récemment « Images et sous-titres », adaptés en livres ou films en fonction de la diffusion possible. Le langage appauvrit la pensée car il y a trop de décalage entre le sens des mots et le sens perçu des images. Nous ne pensons pas en paroles, nous pensons en images. Quand je dis un mot je ne sais pas ce que l’autre comprend, quand je montre une image on comprend la même chose.

Publiés initialement sous forme de fascicules photocopiés, trois premiers volumes des « Manuels » sont édités et montés en diaporamas. Près de 150 « Manuels » ont ainsi été écrits et dessinés par l’artiste dont certains ont été traduits en plus de 30 langues à l’époque où Yona Friedman, ami d’Indira Gandhi, était chargé de l’information à l’UNESCO.

Depuis, Yona Friedman n’a cessé d’actualiser de nouveaux sujets, de plus en plus actuels, qui relient et traitent sur le même plan les thèmes de l’habitat, de la santé, de l’environnement urbain, de la nature, de la structure sociale, de la communication, de la politique, de la science, de la philosophie, de l’économie, des mathématiques, de l’univers, de l’architecture, de l’art, de l’argent, du temps, de l’imagination, de la poésie et bien sûr de l’architecture.

Les titres sont éloquents sur la portée créative de la langue développée par Yona Friedman dans le champ de la pensée complexe, positiviste et holistique : « Petit guide pour tous les extraterrestres », « Comment vivre entre les autres sans être chef et sans être esclave », « In a continuum… », « Erraticity », « Philosophie animale », « Dissolved architecture », « Arithmetics is an experimental science », « The universe shorted with a void », « Le sous-réalisme », « Seeing holistic », « All intonation becomes manipulation », « About time », « There are things which you use for yourself », « La France manque d’argent ? », « Il n’y a pas de règles », « Exclusively human », « Où commence la ville », « La région qu’est-ce que c’est ? », « Le droit de comprendre », « La Monadologie de Leibnitz », « Construire son toit », « Comprendre les montagnes », « L’Ordre compliqué »…

De la lecture des Bandes-dessinées se dégage une volonté de systématiser le droit à l’appréhension de l’univers dans une optique individuelle, affranchie des projections et des restrictions. Par amusement autant que pour illustrer par l’absurde les hypothèses d’un environnement de libre communication, Yona Friedman réalise en 2013 un dictionnaire (à compléter par le lecteur) où chaque mot est traduit en « petit dessin très simplifié, permettant à un visiteur étranger de s’exprimer, en utilisant ces « modèles » et de se faire comprendre ». Au cours d’une discussion à propos de ce projet de dictionnaire, je m’interrogeais sur les limites de l’exercice et demandais à Yona Friedman comment il serait possible de dessiner des concepts abstraits. « Lequel par exemple ? », me dit-il. Je proposais au hasard le mot « Liberté ». Sa réponse fut éloquente : « LIBERTÉ tout court ne veut rien dire : on ne peut pas le dessiner. On peut être libre de… se déplacer, … de parler, … de manger ou de travailler et ça je peux le dessiner. » À la question « Êtes-vous libertaire ? », Yona Friedman répond : « Non. Je dis sérieusement que je suis chien. J’agis sans passer par l’abstraction. L’intelligence est une fausse route. Un animal normal c’est beaucoup plus pragmatique. Un chien se brûle, il interprète ensuite l’acte comme expérience. Faire une expérience, c’est d’abord agir, puis interpréter l’acte comme une expérience… Je suis un animal normal. »

(Vous avez un chien, c’est lui qui vous a choisi) Sylvie Boulanger, extrait du texte « Le droit de comprendre », 2014.

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Yona Friedman
Né en 1923, il grandit en Hongrie où il étudie l’architecture puis rejoint la Résistance. L’expérience de la guerre marque l’élaboration des thèmes de son œuvre, tels que la citoyenneté et la liberté de choisir. Après la guerre, il décide de s’installer en Roumanie, puis en Israël où il continue ses études d’architecture. Yona Friedman fonde le Groupe d’Étude d’Architecture Mobile (GEAM) en 1957. Le point de départ de cette organisation est le constat d’un échec global de la planification urbaine. Le groupe trouve des solutions en travaillant avec des structures flexibles constituées d’éléments préfabriqués. Yona Friedman déménage à Paris et se marie avec Denise Charvein. Dans un premier temps, il concentre ses efforts sur les moyens de donner forme à ses idées. À travers son activité de professeur et ses publications (près de 500 articles et livres) ses concepts sont largement diffusés. Les idées et les projets de Yona Friedman ont toujours été intimement liés aux problématiques politiques et scientifiques de leur temps. Son travail de publication de plusieurs livres pour les non-spécialistes, à l’Unesco et à l’Université des Nations Unies, fut important pour l’élaboration de ses projets autour de l’architecture « mobile ».